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Dans la COUGOURDA
le 2 août 2005

en 1931, LE TOURNANT

DANS LES PAROIS DES CAIRES DE COUGOURDA

Le petit carnet de courses soigneusement mis à jour par Georges me permet aujourd’hui… cinquante ans après, de me remettre en mémoire que notre première tentative d’ascension, à la paroi Nord-Ouest de la cime 111, s’est passée le 14 juin 1931. Georges Bonjean était avec nous. Au-dessous de la paroi, les moraines grises sont traversées par des traînées de neige d’une blancheur mate dans l’ombre du matin. Ce ne sont pas des vestiges des neiges de l’hiver qui ont été déficientes mais, des restes de petites congères d’une chute récente. Elle n’est pas très haute cette paroi, trois cents mètres, mais elle a la beauté nue de ses piliers massifs, de ses grandes dalles vertigineuses, celles de bien des parois rocheuses sans nul doute, mais, elle n’est pas en reste sur ses soeurs, grandes ou petites. Mon coeur nourrit un désir intense : y tracer une voie. Il est de fait que ce pan de roc de nos Alpes Maritimes, au fond de la Vésubie, aussi large que haut, est encore un coin de terre entièrement inexploré… Enfin, je ne prétendrai pas que jamais quelque ramasseur de génépi n’en a parcouru, ici ou là, les premiers mètres, tout à fait à sa base. Nous entrevoyons les grandes lignes de la voie à ouvrir : de la base, une succession de fissures, de cheminées et de petits couloirs donne accès à une zone de structures obliques. C’est une fois parvenus là que nous verrons si un échafaudage de dalles et de surplombs, d’aspect plutôt flou, « passe .. La clef de l’ascension semble être là pour atteindre la base d’un grand couloir supérieur. Ce dernier s’élève dans une région de pentes moins abruptes, aux rochers sombres mais moins lisses, et, de toute évidence, « il sort .. Les premières cheminées, étroites et verticales, ça et là surplombantes, sont difficiles. Nous atteignons les structures obliques. Elles forment des vires ascendantes, vers la gauche, se perdant en haut dans une grande dalle verticale. Celle-ci est coupée par une large et profonde cheminée dont le fond de roche sombre surplombe. Le passage dans la masse rocheuse claire des gneiss d’un filon de vieille lave a créé cet accident du relief. Mais ce creux abrupt ne nous dit rien qui vaille. Vive l’escalade ouverte sur l’espace !

Je monte en me portant sur la gauche, vers une éminence bien marquée. Sous mes pieds, cent mètres de vertical au fond de l’éboulis, le chaos plus ou moins ordonné des moraines, les bandes de neige ondoyantes se faufilant entre les amoncellements de blocs gris. La cordée se regroupe car le passage s’annonce long.

Il faut franchir en traversée ascendante une puissante muraille au profil convexe, presque verticale, à l’aide de prises minuscules et arrondies. Sous les pieds, le vide est béant. Le passage fait vingt à vingt-cinq mètres. Il n’est coupé par aucun emplacement de repos, si exigu fût-il et, son escalade exige, à chaque pas, chaque mouvement, sans la moindre relâche, une vigilance absolue.

Les muscles travaillent peu, mais il est loin d’en être de même des… nerfs. Aussi, j’éprouve un énorme soulagement (mêlé à un sentiment d’orgueîl enfantin 1) lorsque j’atteins enfin une petite terrasse au bout d’une heure.

Malheureusement, le cheminement oblique se perd audessus. Après avoir tenté de le suivre, et, vite revenu sur mes pas, je me rends compte qu’il faut tenter d’échapper à cette ligne de progresison terminée en impasse. Je peux le faire en empruntant, à droite, une étroite vire. Quelques mètres de parcours à l’horizontale me permettent d’atteindre et de contourner une échine peu saillante, c’est-à-dire que, comme je l’espérais d’ailleurs, je vois maintenant, tout proche de moi, le grand couloir supérieur notre objectif.

Cependant, entre moi et lui s’interposent une succession de dalles qu’il faudrait traverser, en montant en diagonale. Or, voilà qu’il est impossible de trouver sur cette surface de roche compacte le plus petit appui, la plus petite rugosité où mes clous des souliers parviennent à mordre tant soi peu. Après quelques vains efforts, nous sommes battus. A deux pas du but, c’est vexant. Il ne reste plus qu’à poser un rappel de retraite. Mais, nous irons au sommet. Sans redescendre jusqu’au bas de la paroi, nous gagnons sans grande peine le - caire Jeannel qui marque sur l’éperon ouest de la cime 111 le premier grand virage de la voie en Z, dans la paroi sud-ouest. La belle et lumineuse promenade sur les grandes dalles et les derniers gradins aux modestes replats discrètement herbeux du « Z », puis, la traversée de la cime IV naturellement, nous paraissent rapides après les lentes reptations du laborieux combat dans l’ombre matinale, au pays du vertige…

Le 19 juillet, notre même cordée de trois se voit infliger un deuxième échec. Nous ne nous acharnons d’ailleurs pas. Nous visions cette fois une vire oblique qui s’élève rapidement vers la base du couloir supérieur. Elle se montre inaccessible, aussi bien sur les côtés que par en dessous. Nous gagnons à nouveau le Caîre Jeanne[, puis les cimes en suivant, cette fois avec une variante, la voie Jeannel elle-même. Le problème devient fascinant.

Pour un troisième assaut, le dimanche suivant 26, Georges Bonjean est absent, mais Yvonne Goutines et Roubène Toumayeff se sont joints à nous. Le plan d’attaque que je médite sera pour nous une innovation technique. Il s’agit de forcer le passage jusqu’à la vire inaccessible en escalade libre, en faisant un grand rappel pendulaire : la condition est de pouvoir poser le rappel assez haut et asez près de ladite vire. Nous atteignons un petit replat à droite, et, de là, effectivement, je peux monter, facilement même, le long du bord de la grande dalle infranchissable qui nous sépare latéralement de la vire. Je m’élève de vingt mètres. Plus est impossible car je suis arrivé au pied d’un immense jet de roc vertical compact. Trouver un point pour poser le rappel devient le problème du moment. Il s’avère peu ardu. Je ne trouve pas de bec rocheux mais, l’un des deux crochets de fer que j’ai en réserve au fond du sac (fabrication Gleize à Cbambéry) est sacrifié. Sans grande peine, il est solidement coincé dans une fissure. Il faut aussi le munir d’un anneau de corde.

Suspendu à la corde de rappel, je me dirige vers la vire, les pieds posés sur la grande dalle. C’est une marche de crabe, mais sur une surface quasi verticale. Tant que je reste à peu près à l’aplomb du point de fixation du rappel, la progression est facile. Or, la corde de rappel ne tarde pas à s’écarter de cette position d’équilibre, et de plus en plus. Il me faut m’arc-bouter de plus en plus énergiquement pour ne pas être entraîné dans un mouvement de pendule opposé à celui que nous cherchons à faire, et qui me ramènerait sans ménagement au point de départ. J’incline le corps autant que se peut, je cherche pour mes pieds et ma main libre (l’autre tient le rappel) les prises offrant des oppositions efficaces. Autre complication : il me faut descendre sur la corde de rappel, non poru descendre réellement mais pour conserver la trajectoire (à peu près horizontale) qui, ne me menant pas plus bas que la vire, me permet toujours de résister à la traction vers l’arrière. Finalement, j’atteins la vire exactement à son début.

Elle m’apparaît alors sous un jour que je ne souhaitais pas. Elle est elle même une surface sans prise. Il me faut continuer coûte que coûte à me servir du rappel pendulaire pour avancer. La manoeuvre devient dangereuse. Si je perdais l’équilibre maintenant, je ne retournerais pas simplement au replat où les autres attendent leur tour, j’irais bel et bien me fracasser contre les rochers au-delà. Nouvelle difficulté : il me faut reprendre progressivement de la corde de rappel pour raccourcir le rayon du pendule car la vire, en raison de sa raideur, se rapproche, en s’élevant, du point de fixation du rappel.

La montée est de plus en plus malaisée, la corde de rappel se met dans une position de plus en plus voisine de l’horizontale… et, pourtant, c’est mon seul soutien ! Par bonheur, la vire formant la face latérale regardant vers le rappel, d’un dièdre oblique, la face de regard opposé se révèle être une assez étroite bande de paroi qui devient surplombante : je trouve là un bon terrain pour continuer à monter en opposition de façon sûre. Il faut quand même surveiller le raclement de la corde de rappel contre le rebord rocheux. Enfin, voilà des prises sur la vire dont la pente s’adoucit en même temps. Tout à coup, le cheminement devient normal, et même facile. Au bout de trente mètres, je rejoins une bonne plateforme qui constitue l’extrémité supérieure de la vire. Pour faire venir les autres, aucun problème : la corde d’assurance est en position de soutien normal, compte tenu de l’usage obligé du rappel pendulaire par tous. Voilà un point d’acquis. Vingt-cinq mètres de paroi infranchissable en escalade libre ont été franchis par un rappel pendulaire ascendant de vingt mètres de rayon. Etait-ce la clef de l’ascension de la paroi, cette fois ?

Réunis tous les quatre sur la plateforme, (qui nous tient juste) nous découvrons que le grand couloir supérieur n’a sa base, en réalité, qu’environ douze mètres plus haut, d’après notre évaluation, exactement au bord supérieur d’une dalle noire verticale qui, elle-même, ne se montre que maintenant.

De plus, cette dalle, il faut y arriver. Un pilier d’environ huit mètres de haut, élancé, nous en sépare. Il se termine un peu au-dessous d’un toit. Il est, lui aussi, sans prise. Comme son sommet semble former un replat, pourquoi pas ? Nous tentons un lancer de corde. Il réussit du premier coup. Et ça tient, la corde résiste à tous nos essais de traction. Quelques minutes après, me voilà au sommet du pilier, sur une plateforme de quelques décimètres carrés, au pied de la dalle noire, séparé d’elle d’ailleurs par un petit espace vide.

Quelque chose à ce moment là m’inquiète : le grand couloir vient se déverser, en quelque sorte, sur le sommet de la dalle noire en formant lui-même une surface lisse, d’aspect peu franc. Attention à la souricière. Quant à la dalle noire, j’en inspecte avec beaucoup d’attention la façon particulière dont elle est sculptée, avant de lui confier ma personne. Je ne vois, en effet, que des sortes de rondeurs, des gibbosités. Un pas pour enjamber le vide et me voilà « posé -, pas le moins du monde agrippé au roc même par une seule prise d’ongle, sur ce mur rigoureusement vertical. La station comme la progression ne dispose que de l’adhérence limite des doigts et des clous des souliers sur les surfaces supérieures de minuscules rugosités arrondies, sortes de petites boursouflures de la surface rocheuse. Dès lors, il ne s’agit pas seulement de monter, il s’agit tout simplement et en premier lieu de ne pas - vider ». Je dois tout de même monter. Au bout de quatre mètres de cette escalade verticale en adhérence pure, je touche d’une main le bord supérieur de la dalle. Encore un léger mouvement de progression et la main parvient à tâter la roche au-dessus. Mais mon corps colle tellement à la paroi que je ne peux rien voir au-dessus de cet angle que je touche. Et alors, la main a beau explorer et tâtonner, làhaut, dans l’invisible (si près), ce n’est partout qu’une surface désespérément lisse, outrageusement inclinée vers le vide.

A nouveau, c’est l’échec. Ce n’est pas tout. Il me faut me hâter de m’en aller de là. La nécessité s’en fait de plus en plus urgente car les pieds commencent à trembler de manière dangereuse. Il n’y a même plus une seconde à perdre. J’esquisse un début de descente à tâtons et, avant de tomber, solution obligée, je saute à l’aveuglette vers le sommet du pilier en me retournant à demi. J’atterris bien, mais ce n’était pas évident au départ !

Aujourd’hui, nous ne poursuivons pas l’ascension en faisant le tour, comme les autres fois. Une série de rappels nous ramène directement aux moraines du vallon.

Dans ces années 1930, à Coni, s’affirmait avec une autorité croissante une remarquable et sympathique équipe de grimpeurs piémontais. En fait, et surtout à trois membres de ce groupe, on allait devoir l’ouverture des voies essentielles d’ascension du Corno Stella, à part, bien sûr, la voie du « mauvais pas - de la face sud, devenue déjà d’autant, plus classique (d’ailleurs pas très souvent suivie) qu’elle était la seule. C’est dans le cadre de cette exploration systématique par l’équipe cunéese que la première ascension de l’arête sud-est du Corno était faite par Gianni et Edoardo Soria, le 10 août 1930.

Quand nous attaquons à notre tour cette admirable arête, hélas, deux fois elle nous repousse. Le carnet de Georges précise les dates de ces échecs : le premier eut lieu le 23 septembre 1930, l’autre, le 13 juillet 1931, soit quelques jours avant notre deuxième tentative à la paroi nord-ouest de la cime 111. Plus tard, nous devions apprendre que nos heureux - rivaux » grimpaient en espadrilles. Nous allons être bien forcés de nous convaincre d’une chose : nos bonnes chaussures à clous ne sont plus suffisantes. Il faut dire que certaines expériences malheureuses nous ont fait mal juger de l’efficacité des espadrilles. Très amoureux de notre équipement traditionnel, de sa simplicité dépouillée, de sa légèreté, nous accusions les espadrilles là où il aurait fallu mettre en cause la médiocrité de la qualité des grimpeurs de ceux qui les avaient aux pieds. Il y a aussi que nous avons trouvé un jour dans le Vieux Nice des espadrilles à semelle de corde qui, expérimentées, toutes neuves, sur les rochers des Sagnes (sous la Cougourda), se révèlèrent franchement glissantes. Finalement, durant une période, ces légères chaussures ne nous ont servi que pour faire agréablement les marches d’approche.

Au retour d’une course, encore à la Cougourda, qui dût être celle où Georges et moi ouvrions, encore à la cime 111, une voie par le couloir nord-est, la paroi nord-est et l’arête nord, le 3 août, soit une semaine après notre troisième tentative à la paroi nord-ouest (nos sorties se succédaient assez régulièrement tous les dimanches), nous décidons de résoudre la question une fois pour toutes. Les semelles de nos espadrilles sont, cette fois, pesées par la marche. Le test a lieu à la base de la paroi sud-ouest, sous la cime IV, J’empoigne une petite arête verticale et, appuyant les pieds sur la face qui la longe, je me mets à grimper avec une aisance tellement Imprévue que j’en suis tout pantois. Des regrets rétrospectifs me viennent, tout en escaladant. Les espadrilles adhèrent au rocher vertical comme si elles s’y collaient. Très vite, léger, je m’élève sur cet éperon de plusieurs mètres pour redescendre par la même voie sans plus de peine… Contre-épreuve : je remets mes souliers et ne parviens même pas à prendre pied sur les premières prises.

Le 6 septembre, Georges Bonjean s’étant de nouveau joint à nous, Georges et moi partons pour la quatrième fois à l’attaque de la paroi nord-est de la cime 111 : notre première expérience de l’escalade d’une voie en espadrilles.

Nous reprenons le chemin de la première tentative. Dès le début, nous allons au moins deux fois plus vite. Et, même le passage qui m’avait pris une bonne heure en souliers à clous, est franchi ce matin en vingt minutes. Voici l’espace de dalles qui nous barra finalement l’accès au grand couloir supérieur. L’adhérence de la semelle de corde posée à plat sur la surface abrupte y révèle son écrasante supériorité sur les clous. Le passage ne met pas longtemps à être à son tour forcé. Je poursuis ensuite l’escalade le long d’une fissure sinueuse qui, plus haut, monte dans une paroi rougeâtre et massive… Le sommet sera vite gagné… nous terminons l’escalade par l’arête nord, sur nos traces du 3 août. Peut-être était-ce trop facile en espadrilles ? Peut-être ressentons-nous un peu de désillusion ? Mais des perspectives nouvelles viennent de s’ouvrir, nous pensons à d’autres parois très belles…

Jean Vernet.

P.-S.  

Photos Jean VERNET (à voir dans la revue) : Paroi Nord-Ouest de la Cougourda cime III.

Troisième tentative « Le grand pendule ascendant »

Première tentative « La traversée ascendante »

Première ascension passage clef : L’adhérence de la semelle de cordes triomphe .

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