Un soleil impitoyable et tyrannique s’était jeté sur la neige immaculée. Sous la torture, le blanc manteau avait fondu en petits ruisseaux boueux et, comme un vêtement élimé, laissait apparaître, ça et là, des plaques de terre. Et ces satanés ruisseaux de malheur, sans le moindre respect envers ses superbes guêtres neuves, s’amusaient depuis bientôt une heure à violer la douce quiétude des pieds d’Amédée, pourtant bien tapis au fond de ses « Super-Guides ».
« De la merde, ces grolles ! » s’exclama le propriétaire des malheureuses victimes de cette honteuse agression aquatique.
Amédée était alpiniste. Il était de ces hommes irrésistiblement attirés par les reliefs impossibles, de ces derniers chevaliers capables d’exploits merveilleux…
Il connaissait tous les sommets du monde et avait lu tous les livres les concernant. Il était en possession du meilleur matériel et pouvait réciter par coeur la description de n’importe quelle voie. Oui, Amédée était un sacré alpiniste !
Seulement, il n’était pas n’importe quel alpiniste et c’était là son problème. Il était petit, râblé, et pas vraiment beaucoup plus laid que n’importe qui, mais, quand même pas mal.
Mais là n’était pas son problème.
Il n’aimait pas les autres et les trouvait cons parce que, et ils avaient de bonnes raisons, ces autres ne l’aimaient pas et le trouvaient con.
Mais là n’était pas non plus son problème !
Son problème était beaucoup plus grave et beaucoup plus important ; c’était un vrai problème d’alpiniste. Et ce problème terrible avait pourri toute sa vie car, s’il connaissait effectivement tous les sommets du monde, il n’en avait pratiquement gravi aucun… ! Oui, voilà l’insurmontable handicap d’Amédée : il n’avait jamais réussi à escalader un pas supérieur au 4e degré ! Et cela, il faut bien l’avouer, c’était vraiment terrible pour un alpiniste.
Pourtant, il s’était entraîné comme une bête, mais rien n’y fit : à Fontainebleau, il culminait dans le « 3 et, en falaise, c’est avec une terreur indicible qu’il abordait une AD+. Au début, il pensait que c’était normal, qu’il allait progresser, que tout le monde progressait. Mais, petit à petit, avec le temps, il s’aperçut avec horreur que c’était là son maximum, son plafond, et un plafond… plutôt près du plancher !
Et pourtant, que n’avait-il essayé ?
Non, inutile de chercher.
Il avait tout essayé !
Telles étaient ses pensées (de toute façon, il ne pensait qu’à ça) quand il passa près d’un petit rocher d’allure confortable qui semblait l’inviter à s’asseoir. Sa décision fut prise rapidement, avant qu’une dispute intérieure sur l’horaire à respecter n’ait eu le temps d’éclater.
« Allez, y en a marre de cette course de neige débile, j’vais m’arrêter casser une petite croûte ! .. »
Il tomba le sac et s’assit sur le rocher qui était effectivement confortable à souhait. Un cadre magnifique se déployait autour de lui. Des tours gigantesques aux faces lisses surgissaient de dessous le glacier jusque vers le ciel. Des aguilles effilées déchiraient les nuages trop audacieux. Des montagnes massives aux parois verticales se dressaient dans l’arrière plan.
« C’est féerique » pensa-t-il et il ne croyait pas si bien penser. Ces dièdres purs, ces dalles rébufesques… ! ».
Mais les idées noires reprirent vite le dessus, car il s’aperçut bien rapidement, et, une fois de plus, que tout cela n’était PAS,POUR LUI, que tout cela LUI ETAIT INTERDIT !
Sa mauvais humeur, déjà bien avancée à cause de la marée montante qui n’avait rien trouvée de mieux que de s’installer à l’intérieur de ses - Super-Guides ., pourtant graissées avec un amour que seul un vrai montagnard peut témoigner envers ces compagnes des chevauchées fantastiques vers les cimes lointaines, sa mauvaise humeur, donc, ne fit que redoubler.
Il décapita sauvagement une boîte de pâté, en tartina hargneusement le contenu sur une tranche de pain qu’il mordit jusqu’au sang et, d’un geste rageur, balança la boîte qui rebondit sur la roche avec des tintements douloureux. Sa rage augmenta encore. Il insulta les montagnes qui le cernaient, il insulta ses chaussures, il insulta le monde entier…
Puis, petit à petit, de juron en juron, elle décrût et se calma presque. Après un tel coup de sang, une telle explosion, ça ne pouvait qu’aller mieux et, effectivement, il allait mieux ! Ses pensées se tintèrent de rose et il atteignit même un semblant de sérénité.
« Bon, se dit-il, pas la peine de s’énerver comme ça, le week-end est fini, on va s’en retourner tranquillement. »
Il rangea soigneusement ses vivres de course et s’apprêtait à fermer son sac quand ’ son oeil d’esthète buta sur la boîte de pâté qui polluait, de sa disgracieuse présence, ce charmant paysage.
« Ah, j’allais l’oublier celle-là ! » et il s’empara pour l’enfouir dans son sac à dos et la ramener dans la vallée, comme tout bon écologiste qui se respecte, et, Amédée en était un des plus intègres !
Mais avant qu’il n’ait pu achever son geste, une lueur aveuglante se produisit, qui le fit bondir en arrière.
« Que diable ! » cria-t-il, et il resta bouche bée devant le tableau qui se déroulait sous ses yeux.
La boîte de pâté avait disparu et le brouillard de petites étoiles mauves qui s’était formé sembla se condenser comme en un fondu-enchaîné onirique pour laisser apparaître la silhouette, vêtue d’une robe longue étincelante et coiffée d’un long chapeau pointu.
« Bonjour Amédée » murmurat-elle, et sa voix était comme le chant d’une sirène.
« Je suis la fée de la boite de pâté et, pour te récompenser de ton respect de la nature et de l’environnement, tu as le droit de faire trois voeux et je les réaliserai ! »..
« Comme dans les contes ? » se hasarda Amédée.
« Exactement » répondit-elle d’une voix mélodieuse, comme il n’en avait jamais entendu et à côté de laquelle celle de l’annonceuse de F.I.P. ne ressemblait qu’à l’éructation d’un crapaud qui aurait avalé trop de limaces pas fraîches… « mais, vu l’époque où nous vivons, avec le progrès, le rythme de vie trépidant, les cadences infernales, les revendications de notre syndicat et tout ça, il y a une petite variante et tu n’auras que 10 secondes pour répondre, top, chrono 1 ».
Amédée eut une seconde d’hébétude, se reprit et s’exclama : - Je voudrais que mes chaussures soient vraiment imperméables », puis, réalisant qu’il y avait peut-être plus important, se hâta de dire : « et, je veux être grand et beau à la fois » et, euh… euh…
« Plus que 2 secondes » entendit-il,
alors, de tout son être, il cria « ET JE VEUX PASSER DU « 6 » TOUS LES « 6 » DU MONDE ! ! ».
Et la fée disparut instantanément.
Amédée cligna des yeux, regarda stupidement autour de lui et ne vit rien. Il dut bien se rendre compte
qu’il avait rêvé, rêvé en plein jour ! Voilà ce que c’est de s’exciter bêtement : ça vous fait perdre les pédales… allez, il est temps de rentrer !
Il prit son sac à dos mais… « que se passe-t-il, je n’arrive plus à enfiler mes bretelles ? »…. et, c’est à ce moment-là qu’il se rendit compte que ses orteils se mouvaient avec bonheur au fond de ses chaussettes archi-sèches. Et, quand il chercha la boîte de pâté, elle s’était effectivement évanouie.
« Alors, la fée, c’était donc vrai ? ».
Il saisit son piolet et se mira dans le métal brillant de l’instrument, encore jamais utilisé, et ce qu’il vit lui laissa échapper un grand rire qui exprimait un bonheur immense APOLLON, APOLLON en personne
Alors, il s’enfuit vers la vallée en poussant des exclamations encore jamais entendues, mêlées d’éclats d’un rire hystérique et empreint de démence. « C’est vrai, c’est vrai ! Je suis GRAND, je suis BEAU, je suis SEXTO ! ».
Eh oui, c’était vrai, et sa vie en fut complètement changée. Dès le weekend suivant, 1 avait foncé à Fontainebleau et avait commencé sa moisson de passages de 6e degré. Il ne grimpait plus que ça ! Et il y en avait à faire, dans tous les massifs, il faut dire qu’il avait un de ces retards !
Mais, il était maintenant un véritable sextogradiste et il connut la notoriété en quelques semaines.
Dans tout le milieu alpin, on se demandait d’où venait ce grimpeur exceptionnel. On venait l’admirer au Cuvier, dans ces voies au pied desquelles il n’avait jamais pensé auparavant y déposer un jour son tapis. Et, toute une cour de filles plus belles les unes que les autres, assujetties par tant de classe et de beauté, ne le quittaient pas d’un pas et l’applaudissaient à qui mieux mieux afin de s’attirer ses faveurs.
C’était le bonheur et la gloire et, en le voyant surmonter infailliblement les passages les plus extrêmes, les anciens seigneurs des lieux en avalaient leur pof.
Quand il confia à ses nouveaux amis son intention de réaliser cette course que les plus grands avaient jugé impossible, à savoir la première solitaire de la démoniaque directe africaine au Glu, aucun ne douta de sa réussite et la fête qu’ils lui firent avant son départ le combla de joie.
Ce fut donc avec stupeur qu’ils apprirent sa mort dans les journaux. Dès la première longueur, il avait dévissé, sa belle tête s’était fracassée 10 m plus bas. On disserta longtemps sur les conditions de cet accident mais personne ne sut jamais que la cause tenait à un voeu mal formulé, pressé par une fée qui avait dû trop écouter de jeux radiophoniques.
En effet, il pouvait passer tous les « 6 » du monde mais, il n’avait jamais demandé à pouvoir franchir également les « 5 » ! Et, justement, dans cette voie extrême, quoique peu nombreux et très courts, il y avait aussi quelques V+.