Pierre You vient d’être réélu à la présidence de la FFME pour un troisième mandat avec plus de 71% des voix, soit une confortable majorité des votants. Mais cette victoire est cependant très particulière en ceci que, pour la première fois de son histoire, les élections à la FFME mettaient en présence deux listes s’opposant sur des programmes explicitement différents. En gros, Pierre You se présentait dans la continuité de son action passée, avec comme objectif principal la reconnaissance de l’escalade comme sport olympique, perçu comme une locomotive pour le développement futur de l’activité. L’autre liste, emmenée par Claude Chemelle, président du comité régional Rhône-Alpes, souhaitait rééquilibrer la politique fédérale en la réorientant vers la pratique de loisirs, notamment en pleine nature et en mettant l’accent sur un rôle plus important des élus bénévoles dans la gestion de la fédération, sans pour autant abandonner l’idée de l’escalade aux Jeux Olympiques. J’ai été d’autant plus intéressé par cette situation nouvelle, que j’y retrouvais en partie les débats qui avaient eu lieu au moment de mon éviction du conseil d’administration de la FFME, (c’était à Avignon en 1997), opposant justement Pierre You et Maurice Pichon, le DTN de la fédé de l’époque à Daniel Taupin et moi. Les premiers défendaient déjà l’orientation compétitive à visée olympique comme vecteur de développement dans une fédération « comme les autres » et nous défendions la pratique de loisirs portée par une fédération où les bénévoles gardaient le contrôle politique. Je fus le premier non-élu et Daniel le dernier élu. L’élection récente, si elle n’a pas changé l’orientation fédérale montre néanmoins que celle-ci ne peut plus s’imposer « naturellement » et que les idées que nous n’étions que quelques-uns à défendre il y a plus de vingt ans deviennent de moins en moins marginales puisque la liste de l’équipe sortante n’a finalement obtenu que 55% des suffrages. Elle incite aussi à tenter de comprendre les évolutions qui nous ont conduit dans la situation présente et c’est l’objet de cette tribune.
L’apparition de l’escalade moderne
L’escalade qui se développe aujourd’hui est née il y a une trentaine d’années, non pas grâce au sport californien et à l’idéologie de la glisse ou de la wilderness, non pas grâce à Jean-Claude Droyer ou à Patrick Edlinger (même si leur rôle n’a pas été neutre), mais grâce à la tige de tendeur, c’est à dire à l’équipement systématique des falaises à demeure selon des normes implicites (puis bientôt très explicites) de sécurité. Ce mouvement d’équipement s’est d’abord produit en France pour s’étendre ensuite au monde entier comme le montre Grimper à chaque numéro en nous faisant découvrir de nouveaux sites aux quatre coins du monde. Il s’est accompagné de la création (là aussi initialement en France) de structures artificielles d’escalade, d’abord sous la forme de murs hauts reproduisant la falaise équipée, puis sous celle de murs bas (des « blocs ») où la sécurité est assurée par de gros tapis de réception. Déséquipez les falaises, retirez les tapis et vous verrez immédiatement la pratique chuter verticalement. C’est d’ailleurs ce qui montre que ni Droyer, qui s’est fait connaître par le dépitonnage des voies classiques, ni Edlinger avec ses solos spectaculaires ne sont au départ d’un développement qui ne pouvait se faire qu’en sécurisant la pratique. Ce que ne manqueront pas de regretter certains alpinistes, comme Doug Scott déclarant que « la grimpe sportive devrait se limiter aux gymnases, laissant aux falaises le risque, véritable essence de l’escalade » (Vertical 66, mars 94) ou comme Yvon Chouinard exprimant son désaccord avec ceux de plus en plus nombreux qui « pensent que le danger n’appartient pas à l’escalade » (Vertical 68, mai 94). Mais c’est bien parce que les falaises ont été équipées que le niveau technique a pu s’élever si haut, seule la chute sans danger et les nombreux essais qu’elle autorise permettant ce progrès. Il n’est ainsi pas étonnant que le premier 8a ait été gravi en France ou que la grimpe en Bohème tchèque n’ait pas dépassé le 7a/b (ce qui est déjà stupéfiant) dans les tours de grès où la protection est minimale.
Quelles institutions pour quelle escalade ?
Dans un premier temps cette évolution de l’escalade vers l’autonomie par rapport à l’alpinisme a été l’œuvre des grimpeurs eux-mêmes. Aujourd’hui, on ne grimpe plus majoritairement pour s’entraîner pour la montagne. L’escalade en tant que telle suffit à justifier sa pratique. Mais quand nous avons, avec la FSGT, équipé la falaise d’Hauteroche en Bourgogne en 1974, la première falaise de France équipée systématiquement pour que tous les grimpeurs, quel que soit leur niveau (du 2 au 7) grimpent en tête en sécurité, l’édition 1982 du guide du COSIROC notait une « école très appréciée de ceux qui aiment grimper très bien assuré ; certains trouvent son équipement dense un peu "rétro" »(sic) alors qu’aujourd’hui Hauteroche est considérée comme une falaise engagée !
A cette époque, la FFM et le CAF étaient majoritairement à côté de cette apparition de l’escalade en tant qu’activité sportive spécifique et il a fallu créer la FFE en quittant la FFM pour qu’après quelques années qui ont permis l’apparition des premières compétitions, la FFME voie le jour. Celle-ci s’organisa en comités sportifs, responsables du développement de leur activité propre, et j’ai été le premier président du comité sportif escalade. En tant que tel, j’ai tenté de défendre l’orientation d’une escalade pour tous, basée sur l’équipement des falaises (avec l’idée que l’escalade ne commence pas à 5c) et le développement des SAE autogérées, tous en continuant la compétition sans en faire la priorité fédérale. Très vite des contradictions sont apparues entre la position que je défendais et le développement d’une fédération conçue sur le modèle des fédérations sportives traditionnelles du collège olympique du CNOSF. Pour le dire d’un mot, il me semble que le clivage principal concernait ce qu’on appellerait aujourd’hui un problème de gouvernance. Je considérais que notre activité (et donc sa fédération) devait continuer à se développer sur la base des actions des pratiquants, notamment pour ce qui concerne l’équipement quand d’autres souhaitaient d’abord créer une fédération « comme les autres » reposant sur un staff technique de professionnels et un corps de dirigeants reconnus comme tels par leurs pairs des autres fédérations. Cette orientation induit d’ailleurs « naturellement » les comportements que stigmatisait Jean-Jacques Bié dans le dernier numéro de Grimper. Mais même s’ils existent, ils me semblent davantage dus à une logique de recherche de la notabilité que doivent acquérir des dirigeants sportifs « comme les autres » pour être crédibles devant leurs collègues des comités olympiques qu’à une tendance personnelle des dirigeants eux-mêmes. Aussi, et même si c’est dans l’air du temps, plutôt que de tomber dans le populisme du « tous pourris » il vaut mieux aborder les débats d’orientations.
Et notamment celui qui s’est focalisé sur ce qu’il fallait mettre en place pour inciter la grande majorité des grimpeurs qui ne sont pas licenciés quelque part à le faire. La réponse fédérale consistait à parier sur la vitrine compétitive censée attirer les non licenciés quand je défendais l’idée d’une fédération démontrant, dans la création et la défense de son terrain de jeu, qu’elle était essentielle pour la poursuite de l’activité de tous ceux qui s’intéressaient à l’escalade. L’adhésion ne se faisait plus sur la promotion d’un rêve (tout le monde ne peut pas être grimpeur de haut niveau) mais sur la prise de conscience d’un intérêt personnel à le faire. A mon avis, cette question des non licenciés reste pendante, les 70 000 adhérents de la FFME n’étant toujours qu’une infime partie de l’ensemble des pratiquants. Et je suis prêt à prendre le pari que la stratégie actuelle ne permettra pas de changer de braquet. Il y a à cela une raison essentielle qui se trouve dans le contexte dans lequel se développe aujourd’hui l’escalade.
Vers la marchandisation de l’escalade ?
Notre monde est en crise et une de ses manifestations en Europe en est la persistance depuis plus de trente ans d’un chômage important. La mondialisation qui met en concurrence des territoires est une des causes de cette situation, d’une part en poussant des firmes à délocaliser vers des pays où les coûts de productions sont moins élevés qu’en Europe, et, d’autre part, en mettant en concurrence des travailleurs à l’échelle mondiale (ceux qui contribuent à la création de biens et de services échangés internationalement). Ces travailleurs voient de plus en plus leur emploi disparaître au profit des travailleurs de pays en développement qui acceptent des salaires nettement plus bas. Et ce ne sont pas seulement des emplois peu qualifiés, mais de plus en plus, au contraire, hautement qualifiés comme le montre la production high tech en Inde, en Corée ou en Chine. Une des solutions pour remédier à cette situation est la création d’emplois non délocalisables car attachés à la particularité du territoire sur lequel ils se situent. Le développement depuis une vingtaine d’années des activités de loisirs exploitant les sites naturels est une des réponses apportées à cette situation.
C’est la raison fondamentale qui explique l’éclatement des pratiques sportives de pleine nature. Chaque région cherche à valoriser son territoire en tirant partie de ses ressources naturelles en développant des emplois dans les services de loisirs. Une des caractéristiques de cette évolution est que ce n’est pas une demande préexistante, expression de besoins non traités, qui créerait l’offre correspondante, mais bien l’inverse. Les parcours aventure dans les arbres, les via ferrata à la française, le canyoning, les descentes de rivières en hydrospeed ne se sont pas développés à partir d’une activité antérieure (même si pour les deux dernières il existait des pratiquants peu nombreux, ce ne sont pas eux qui les ont développé), mais ont été des inventions s’inscrivant dans une logique de développement touristique. Cette évolution s’est évidemment accompagnée d’un cadre institutionnel de plus en plus précis, à base de normes et de brevets d’Etat, cherchant à définir les conditions d’une pratique de masse en sécurité. La FFME a d’ailleurs joué un rôle non négligeable dans cette mise en place, notamment en obtenant des délégations d’Etat sur l’escalade et le ski-alpinisme et en luttant contre la FFCAM pour le leadership du mouvement alpin.
Quelle stratégie pour quelle escalade ?
La conséquence principale de ce mouvement de fond pour l’escalade a été la dépossession des grimpeurs du contrôle de leur activité. S’il existe encore des équipeurs individuels passionnés, la majorité des falaises est aujourd’hui aménagée sur la base de plans d’équipement, nécessitant autorisations et recherche de financements lourds. Les SAE qu’elles soient commerciales ou associatives sont soumises aux appels d’offre et le temps du mur du lycée de Corbeil, auto-construit en 1982 par les enseignants et leurs élèves est aujourd’hui révolu. Les grimpeurs sont de plus en plus des consommateurs et non des producteurs, ce qu’on voit bien en particulier dans les associations ayant un mur à leur disposition, où les ouvreurs de voies sont une minorité, souvent critiquée par les pratiquants pour la lenteur avec laquelle ils les renouvellent. Nombre de ces pratiquants consommateurs sont d’ailleurs des nomades qui n’hésitent pas à changer de club pour bénéficier d’un nouvel espace de jeu. Et qui n’a pas entendu en falaise, des grimpeurs se plaindre de l’équipement inadapté alors qu’il n’y ont jamais contribué si peu que ce fut, même indirectement en adhérant à une association ?
Cette marchandisation de l’activité est encore accentuée par les normes implicites qui se sont progressivement mises en place quant à la manière socialement reconnue de pratiquer l’escalade. Je pense en particulier à l’idée de plus en plus répandue selon laquelle « n’importe qui passe du 6a en quelques semaines », idée que d’ailleurs Grimper amplifie jusqu’à qualifier de faciles des voies en 6c dans ses présentations de sites (à tel point que dans mon club, nous ne sommes plus que deux à continuer à l’acheter, les autres ayant depuis longtemps considéré que ce magazine n’est pas pour eux, ne montrant que des exploits qu’ils ne pourront jamais approcher et des sites où ils n’iront jamais).
J’ai perdu la bataille de l’équipement des voies faciles (vraiment faciles, en 2 ou 3), du coup l’accès des falaises à beau être libre, le démarrage dans l’activité ne peut pas, dans la plupart des sites, se faire par essais et erreur. Il faut un initiateur qui vous pose la moulinette ou qui vous fait grimper en second jusqu’à ce que vous même soyez capable de passer en tête. Mais si « n’importe qui passe du 6a en quelques semaines » et que vous n’y arrivez pas, la seule conclusion à en tirer c’est que vous devez changer d’activité. Ne restent donc que ceux qui effectivement passent du 6a en quelques semaines ce qui contribue à entretenir cette idée fausse … et rend inutile l’équipement de voies faciles CQFD. Quant aux salles d’escalade, le bleausard que je suis encore assidument coterait facilement 5c des voies qui sont données pour du 3c !
Puisque l’entrée de tous dans l’activité n’est pas possible, il reste la stratégie de la FFME consistant à parier sur l’attirance censée produite par le haut niveau. C’est la théorie de la locomotive qui repose sur l’idée que les performances sportives de haut niveau convenablement médiatisées vont « tirer » vers le sport les wagons de nouveaux adeptes. C’est la logique de la recherche de l’Olympisme pour l’escalade. Malheureusement pour ceux qui la défendent, cette théorie n’est vérifiée ni par le foot, ni par le tennis deux des sports censés la justifier. Le premier doit peu aux exploits ou au contre-performances de l’équipe de France et le développement du second est surtout lié à la politique d’équipement de la FFT, bien avant que Noah ne remporte Roland Garros. De même, le volley a connu une embellie grâce à un dessin animé japonais et non grâce aux efforts fédéraux pour créer une élite. Enfin le ski s’est démocratisé bien avant les Jeux Olympiques de Grenoble et la glorieuse épopée de Killy et des siens et n’a pas souffert de l’absence de résultats des français dans les années qui ont suivi. Là encore c’est l’équipement des stations qui est à la base de son développement. Quant à l’escalade, la compétition est postérieure à son expansion (due, répétons le à l’équipement de nombreuses falaises « équipées béton ») et elle n’a au début pas été appréciée par les pratiquants de l’époque, y compris parmi les meilleurs grimpeurs dont un certain nombre avait signé un manifeste pour s’y opposer. On a construit la locomotive après coup avec des wagons qui n’étaient pas accrochés !
Continuons dans cette direction et l’escalade sera de plus en plus une activité réservée à « ceux qui passent du 6a en quelques semaines » (par ailleurs sociologiquement assez homogènes avec une sur-représentation d’enseignants et d’étudiants), laissant les autres, face à l’extension de la marchandisation au travers des salles commerciales et des stages d’été payants, rester des consommateurs occasionnels d’une activité qui pourrait pourtant leur apporter tant.